
Accès aux publics
par Prune Lieutier
L’accès aux publics est aujourd’hui un enjeu majeur des productions narratives numériques, notamment en ce qui concerne les productions pour la jeunesse. Alors qu’en édition jeunesse traditionnelle, les avenues de repérabilité sont claires et bien établies (librairies, festivals, salons du livre, recommandation de lecteur·rice·s, médias généralistes et spécialisés, etc.), il n’existe que peu d’équivalent dans l’univers numérique, et les producteur·rice·s peinent à rejoindre leurs publics, soit les enfants, les parents, et les enseignant·e·s.
Dans ce module, nous nous interrogerons sur les enjeux inhérents à la repérabilité des productions, notamment en exposant nos observations de recherche et en fournissant des conseils aux producteur·rice·s et éditeur·rice·s désireux·es de se lancer dans la création et la mise en marché de productions narratives numériques pour la jeunesse.
Mots-clés : Promotion ; Communications ; Mise en marché ; Découvrabilité ; Plateformes.
Liens intermodules : Module métiers ; Module lecteurs


Table des matières
- Les citations-clés
Des citations pertinentes issues des entretiens de recherche.
- Les observations
Les observations principales issues de la recherche, à la fois théoriques et du terrain.
- Les 5 conseils clés
Des conseils issus des observations du terrain pour soutenir les stratégies et la gestion des éditeur·rice·s.
Citations-clés
« Même si on a fait parler de nous beaucoup dans les médias c’est difficile de faire en sorte que les gens se rendent jusqu’au projet et l’essaient. Mais là on récolte présentement des prix, des nominations, dont quatre nominations aux Gémeaux pour Tout garni. On est en train de se bâtir une crédibilité dans un autre monde qui nous connaît très peu. Je pense que c’est un peu de patience aussi. Les freins c’est vraiment d’avoir une crédibilité. »
F. Gauthier, La Pastèque
« Dans le fond le conseil le plus général qu’on peut donner [aux éditeurs], il est un peu triste, c’est de ne pas s’attendre à faire de l’argent avec le numérique, mais de l’utiliser en ayant conscience de l’absence de rentabilité. […] On avait fait l’expérience quand on avait lancé Fonfon, tu montres les applications et tu espères que rendus chez eux [les publics] vont télécharger les applications. Puis ils ne le font pas, parce qu’ils ont oublié. Je me posais la question par rapport au salon du livre… Concrètement, c’est quand même des espaces où tu vends des ouvrages, où tu développes de la notoriété, t’es en contact direct avec le public. Mais il n’y a aucun dispositif qui aurait permis de vendre des apps au salon. »
V. Fontaine, Fonfon
« Il y a des produits qui existent sur le marché qui sont incroyables, qui leur manquent juste du push. »
J. Belisle, Wuxia le renard
« Non seulement tu te bats contre le fait qu’il y a un milliard de choses qui existent, et en plus de ça tu te bats contre la résistance des parents et des enseignants à introduire le numérique dans leur foyer, ou dans leur classe. Ça, ça fait déjà deux gros trucs à traverser, si en plus t’es un indépendant avec peu de moyens de communications, et d’investissements en publicité… Tu pars de très, très bas. »
C. Lebel, Akufen
« On sait pertinemment que notre prochain défi ça va être comment amener ça à l’école. On y réfléchit vraiment beaucoup. On a rencontré beaucoup de gens. L’enseignant est maître dans sa classe et c’est une excellente chose. Je pense que cette liberté-là, elle est nécessaire puisqu’elle rencontre la réalité de la région, la réalité de la classe, la réalité du milieu. Je pense qu’y faut avoir ça mais ça fait que on a l’impression de devoir aller frapper à chacune des portes pour être capable d’introduire nos produits pis d’en montrer la pertinence. »
C. Racine, Télé-Québec
Les observations
Dans un cadre numérique, pour un livre interactif poussant les avenues des potentiels du numérique au-delà de l’homothétique, les volumes budgétaires sont extrêmement variables selon les niveaux d’interactions et de contenus qui y sont impliqués, mais peuvent rapidement atteindre plusieurs dizaines, voire centaines de milliers de dollars en conception et en production. Comparativement, bien que là aussi les montants prévisionnels soit difficiles à uniformiser tant les variables sont nombreuses, une production traditionnelle d’un livre papier pour une maison d’édition jeunesse indépendante s’élève rarement au-delà de 15 à 20 000 dollars en conception et en production.
Ainsi, sans ventes, et sans visibilité permettant ces ventes (qu’elles soient auprès des usager·ère·s / lecteur·rice·s directement, d’institutions, ou bien d’entreprises), l’attractivité du secteur de la production de livres interactifs numériques jeunesse non-homothétiques pour les éditeur·rice·s reste limitée, faute de rentabilité.

Or, les plateformes principales de distribution d’applications, App Store et Google Play, « noient » celles-ci à travers un océan d’offres permettant une recherche par filtre relativement limitée. Pour donner une idée de la masse de contenus sur ces plateformes, Apple a annoncé en 2018 la présence de plus de 2,2 millions d’applications disponibles sur leur magasin en ligne. Son seul et unique concurrent sur le marché des « stores » d’application est Google Play, développé par Google et destiné aux téléphones Android (Mediavilla, 2018), comptant près de 3 millions d’applications disponibles.
Et ces chiffres sont en évolution constante. En effet, selon l’institut de statistiques Statista, en une dizaine d’années (Apple ayant lancé sa plateforme en 2008 et Google en 2007), le nombre d’applications disponible est passé de quelques dizaines de milliers (500 seulement le jour du lancement de la plateforme App Store, comme le rappelle le magazine Les Échos (Mediavilla, 2018) au chiffre actuel (Statista, 2017), une tendance qu’il ne serait pas surprenant de continuer à voir évoluer dans les années à venir, en particulier au regard du développement des appareils mobiles au sein des foyers (voir le module Marché.)

Le développement d’avenues d’accès aux publics des œuvres est ainsi aujourd’hui un enjeu crucial pour les éditeur·rice·s et producteur·rice·s, mais également, de manière sectorielle, pour l’ensemble de l’industrie créative numérique du Québec, afin de leur permettre de tirer leur épingle du jeu sur un marché mondialisé et majoritairement anglophone.
Observation préliminaire : la notion de découvrabilité
Il semble important, en premier lieu, de définir le terme de découvrabilité. Selon l’État des lieux sur les métadonnées relatives aux contenus culturels (Observatoire de la culture et des communications du Québec, 2017) :
« La découvrabilité est la capacité d’un contenu culturel de se laisser découvrir aisément par le consommateur qui le recherche et de se faire proposer au consommateur qui n’en connaissait pas l’existence ».
Il s’agit en particulier de l’utilisation adéquate et éclairées des métadonnées afin de permettre à un contenu numérique de toucher son public cible le plus efficacement possible.

Aujourd’hui, peu de recherches et d’indicateurs existent en ce qui concerne la découvrabilité des contenus québécois. Ainsi, le laboratoire de recherche québécois LATICCE (Laboratoire de recherche sur la découvrabilité et les transformations des industries culturelles à l’ère du commerce électronique), créé en mars 2018 au sein de l’Université du Québec à Montréal, relève :
« Les transformations que provoquent la numérisation des pratiques et des objets culturels ont jusqu’ici été peu étudiées. La numérisation bouleverse profondément l’offre culturelle, les méthodes de travail de ce secteur, les pratiques de fréquentation et de consommation. Par ailleurs, les connaissances sur le sujet sont morcelées et fondées sur des outils statistiques dépassés. Il importe de développer de nouvelles connaissances qui reposent sur des bases méthodologiques, et moins sur des constats intuitifs, et de jeter un regard critique qui sera susceptible de révéler en quoi consiste la découvrabilité à l’ère du numérique tout autant que les barrières qui la restreignent » (LATICCE, 2018).
D’ailleurs, le LATICCE, dont le démarrage a été rendu possible grâce au Programme de recherche sur la culture et le numérique du Fonds de recherche du Québec – Société et Culture (FRQSC), travaille actuellement au développement de mesures du niveau de découvrabilité pour les contenus culturels québécois, « afin d’évaluer l’efficacité des efforts d’accroissement de celle-ci, engagés par les pouvoirs publics, les acteurs de terrain et les producteurs de contenus » (LATICCE, 2018).
Il n’existe aujourd’hui pas de projet équivalent pour le domaine des applications numériques jeunesse ou du livre numérique. Cependant, plusieurs projets en cours ou en voie de démarrage s’intéressant aux métadonnées dans le secteur culturel permettront de consolider la connaissance du domaine et potentiellement créer un terreau favorable à la mise en place de projets de recherche dédiés aux métadonnées et aux stratégies de découvrabilité en numérique jeunesse.

Dans ce module, nous parlerons d’accès aux publics plutôt que de de découvrabilité car nous nous intéressons aux différents modes, numériques comme traditionnels, de repérabilité. Nous ne possédons pas à ce jour les données permettant des observations pertinentes sur les métadonnées en ce domaine.
Observation 1. Des contenus numériques qui peinent à trouver leur place au sein des avenues traditionnelles d’accès aux publics

Les avenues d’accès aux publics en édition traditionnelle sont, pour les principales, les espaces physiques de vente (tels que les librairies et salons du livre), les bibliothèques, les publics scolaires et les recommandations par des journalistes et blogueur·euse·s spécialisé·e·s. Ces avenues sont idéales pour permettre aux publics de découvrir les dernières productions à moindre frais, voire gratuitement, obtenir des conseils quant à leur choix, notamment par recommandations de leurs pairs, ou encore entrer en contact avec les créateur·rice·s (auteur·rice·s, illustrateur·rice·s, et éditeur·rice·s).
Dans un contexte de production numérique, l’accès à l’ensemble de ces avenues naturelles de découvrabilité se complexifie, à la fois pour les éditeur·rice·s jeunesse et producteur·rice·s, mais aussi pour les publics, encore peu acclimatés à l’achat numérique dans ce contexte.
Ainsi, en librairies et salons du livre, la mise en avant de productions numériques rencontre de nombreux freins, notamment techniques. Il est en effet impossible d’envisager des ventes directes de contenus numériques sur ces espaces, les systèmes d’exploitation, iOS comme Android, ne permettant pas encore la gestion de ventes traditionnelles en lien avec les contenus numériques sur les plateformes en ligne. Cette impossibilité technique vient également empêcher la réalisation d’un des facteurs d’achat les plus fréquents, soit l’achat d’impulsion : si le public de passage peut s’y procurer, sans grande difficulté ou investissement important, un ouvrage dont la couverture ou le rapide feuilletage attise sa curiosité, il n’en sera pas de même pour un produit numérique.
En effet, la découverte d’une application lors d’une visite en salon du livre, par exemple, nécessite pour la personne intéressée de se rendre sur son appareil mobile, d’y localiser l’application au sein des plateformes, de s’assurer d’être en présence du bon contenu, puis de passer à l’acte d’achat (nécessitant le plus souvent de rentrer son mot de passe personnel) et, enfin, de télécharger le contenu. Autant d’étapes qui, souvent, peuvent décourager ou pousser à remettre à plus tard l’acte d’achat. Aujourd’hui, l’acte d’achat numérique direct en salon ou en librairie n’est ainsi pas offert.
Pour le grand public, de surcroît, si quelques plateformes existent, telles que la plateforme Popapp du Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil ou encore les sélections du média spécialisé la Souris Grise (deux plateformes françaises et non québécoises), peu d’interfaces en ligne permettent de faire un choix éclairé dans les différentes productions jeunesse.
Ainsi, l’éditeur·rice doit investir massivement dans la mise en marché et la promotion pour compenser cette absence d’espaces physique et numérique de recommandation et d’accès aux publics.

Par ailleurs, les bibliothèques et les écoles, autres avenues traditionnelles d’accès aux publics pour les ouvrages jeunesse, sont, elles aussi, et ce pour des raisons aussi bien techniques que financières, dans l’incapacité de fournir le même retentissement aux productions numériques. Ainsi, les enseignant·e·s disposent de peu d’options de découverte ou de recommandation pour les contenus numériques, ce qui les oblige, pour celles·ceux qui souhaitent s’y intéresser, à effectuer des recherches ciblées, sur leur temps et leur budget personnels. De ce fait, il est encore aujourd’hui très complexe, long et coûteux, en l’absence d’avenues centralisées d’achats et de recommandation pour le personnel enseignant, de distribuer au sein des marchés scolaires.

Les bibliothèques, elles, ne sont pas encore en mesure, pour des raisons techniques, de prêter des applications ou contenus autres que des livres numériques homothétiques, même si depuis quelques années s’y développent de manière exponentielle des heures du conte numériques, des ateliers d’initiation ou encore la présence de tablettes dans les locaux, pour consultation sur place d’applications sélectionnées.
Ces limitations bloquent du même coup les éditeur·rice·s souhaitant se faire découvrir au travers de ces lieux publics. Cependant, le développement de nouveaux types de formats, plus interactifs et dynamiques, comme les ePub4, et leur intégration dans les dispositifs de prêts numériques en bibliothèques, pourrait devenir une piste intéressante à explorer pour les éditeur·rice·s, notamment jeunesse.
Si les avenues traditionnelles d’accès aux publics sont aujourd’hui peu adaptées au livre numérique non-homothétique, il existe cependant de nombreux espaces (salons, foires, plateformes de recommandations, circuits de festivals, prix), traditionnellement réservés aux jeux vidéos, aux contenus télévisés et autres, que les éditeur·rice·s gagneraient à investir mais connaissent souvent peu. Ces lieux, physiques comme en ligne, touchent en effet aussi bien des publics intéressés par les productions numériques que des professionnel·le·s (producteur·rice·s, acheteur·euse·s, représentant·e·s de médias de diffusion), et peuvent agir pour certain3e·s comme de véritables leviers promotionnels pour les projets qu’ils·elles soutiennent.
Observation 2. Le produit numérique pensé comme vitrine d’expertise ou produit d’appel
Cette difficulté à rejoindre les publics conduit de nombreux éditeur·rice·s jeunesse souhaitant proposer des productions numériques à les penser comme des « vitrines d’expertises » auprès d’autres professionnel·le·s, une garantie de potentielles ouvertures de commandes de direction de production ou de directions artistiques, ou comme des éléments promotionnels de leurs productions traditionnelles.
Ainsi, nous avons constaté qu’une part importante de ces éditeur·rice·s jeunesse ayant fait le pas de la production numérique ont très rapidement, voire dès la réflexion stratégique de leur mise en marché, mis de côté le grand public comme public prioritaire pour, au contraire, cibler les entreprises, médias, et institutions.


Leurs productions numériques deviennent pour elle·eux des manières de démontrer leur capacité à marier harmonieusement création et innovation et, de ce fait même, leur aptitude à répondre à des appels d’offres privés ou publics de création de contenus innovants pertinents et qualitatifs pour la jeunesse, notamment dans les secteurs du dessin-animé, du jeu vidéo, du muséal et autres.
Dans ce cadre, leurs particularités combinées de directeur·rice·s littéraires et artistiques, – possédant un réseau de créateur·rice·s québécois·e·s, canadien·ne·s et internationaux·ales trié·e·s sur le volet, ayant fait la preuve de leur adresse et de leur flair en matière de production numérique jeunesse et, de surcroît, disposant d’un nom et d’une réputation de qualité -, se révèlent des particularités recherchées par des clients plus fortunés et plus installés en médias généralistes ou spécialisés jeunesse.
Aujourd’hui, La Pastèque envisage un autre mode de distribution de leur projet Tout garni, sous la forme d’une exposition interactive, et travaille à d’autres projets comme des jeux vidéo sur mobile ou des séries d’animation, en lien avec d’autres propositions éditoriales papier. Tout garni, projet éditorial expérimental s’il en est, peut ainsi ici être vu comme une vitrine des potentiels de création numérique de l’entreprise, qui affirme d’ailleurs être en train de développer un volet de production au sein de sa structure.
Dans le même ordre d’idée, la mise en marché initiale du projet Fonfon interactif visait, d’une part, la vente de l’application directement auprès des publics , mais également la vente de la solution à d’autres entreprises médiatiques intéressées au développement du secteur jeunesse.
Le second projet de La boîte à pitons, Le club des créatures mystérieuses, a quant à lui trouvé un écho en espace muséal, en Nouvelle-Zélande, via son coproducteur Yoozoo.
Pour d’autres éditeur·rice·s, le projet numérique devient, non plus le cœur d’une production, mais plutôt un élément promotionnel, généralement rendu disponible gratuitement et visant à mettre la lumière et à ramener les acheteur·rice·s vers le livre imprimé, qui reste ici le maillon central des projets. Ainsi, il est possible d’imaginer un complément de lecture en réalité augmentée, un mini-jeu, ou autres. Cette stratégie offre une clé de mise en marché distinctive pour le livre imprimé, tout en garantissant aux éditeur·rice·s le même accès aux avenues traditionnelles de découvrabilité.
Les 5 conseils clés
Conseil #1
Penser sa stratégie de mise en marché dès l’idéation du projet numérique. Il sera ainsi nécessaire d’évaluer les moyens et budgets de communication mis à disposition du projet, son arrimage aux productions usuelles de l’entreprise, sa stratégie de prix au regard des publics visés, etc.
Conseil #2
Dans le cas d’une production ayant une intention principalement pédagogique, penser la conception du projet numérique avec, en tête, les réalités matérielles, d’appropriation et de classe des personnes enseignantes, notamment en s’entourant de conseiller·ère·s pédagogiques.
Conseil #3
Investir les espaces traditionnels d’accès aux publics que sont les salons du livre par le développement de vitrines numériques, rassemblant différents acteurs du domaine et offrant aux publics la possibilité d’expérimenter les œuvres.
Conseil #4
Investir des espaces d’accès aux publics naturellement dédiés aux jeux vidéo, aux productions médiatiques innovantes, aux nouveaux médias ou aux arts médiatiques (circuits de festivals, foires, salons, prix, etc).
Conseil #5
Penser des stratégies de mise en marché incluant les publics professionnels et institutionnels, véritables leviers de promotion et de développement potentiels.
Comment citer cette page :
Lieutier, P. (2021, 8 avril). Accès aux publics. Lab-yrinthe. https://lab-yrinthe.ca/edition/metiers