
Scolaire
par Nathalie Lacelle, Prune Lieutier et Eleonora Acerra
Les marchés scolaires sont importants pour des producteur·rice·s de contenus narratifs numériques jeunesse. Cependant, ils comportent de nombreux défis, aussi bien du point de vue de l’idéation, du choix des techniques et supports, de la production, comme de la commercialisation. Ce module visera à faire le point sur la réalité du marché scolaire québécois, à la fois du point de vue des besoins des enseignant·e·s du primaire au regard des programmes et impératifs d’acquisition de compétences, mais aussi des types et niveaux d’équipements et de formations accessibles, et enfin des réalités de la gestion de classe.
Ce module a vocation à mieux outiller les producteur·rice·s de contenus narratifs numériques jeunesse pour produire des projets accessibles et pertinents pour les publics scolaires. Il vise également la sensibilisation du milieu scolaire à la question des droits d’auteur des œuvres numériques et la formation des enseignant·e·s aux usages didactiques de la littérature numérique jeunesse.
Mots-clés : Équipements scolaires ; Modes de fonctionnement des marchés scolaires ; Gestion de classe ; Numérique scolaire
Liens intermodules : Module accès aux publics; Module technique ; Module métiers ; Module lecteurs


Table des matières
- Les citations-clés
Des citations pertinentes issues des entretiens de recherche.
- Les observations
Les observations principales issues de la recherche, à la fois théoriques et du terrain.
- Les 5 conseils clés
Des conseils issus des observations de terrain pour soutenir les stratégies et la gestion des éditeur·rice·s.
Les citations-clés
« Nous ne sommes pas des spécialistes en éducation. Nous sommes des spécialistes en production et en connaissances de public. Il y a des milieux qui sont beaucoup plus faciles à comprendre que celui de l’éducation. Pas juste en termes de connaissances mais en termes de structure. »
C. Racine, Télé-Québec
« Il y a beaucoup de besoins au niveau scolaire pour différentes clientèles en termes d’accessibilité. Ça peut être des problèmes dyslexique, dysorthographique ou des enfants qui ont des handicaps visuels, etc. Donc, il faut que le livre numérique puisse être une valeur ajoutée par rapport aux livres papier pour ces clientèles-là. Il faut qu’on puisse, par exemple, sur l’application qu’on a développée, être capable d’intégrer la synthèse vocale dans tous les livres. »
J.-F. Cusson, Bibliopresto
« Je pense que si on était pour faire un projet scolaire, on serait très heureux, mais il faudrait qu’on ait la même liberté de création. (…) Au début des années 80-90, l’édition jeunesse était trop collée sur le milieu de l’éducation. Il y avait des pédagogues dans les maisons d’édition, on perd toute la création. »
F. Gauthier, La Pastèque
« C’est certain que le Plan numérique aussi, qui a été déposé, témoigne d’une volonté de se rendre aux enseignants afin qu’ils puissent trouver des produits intéressants dans une offre qui est complexe et touffue. Je pense que ça demeure un des nœuds du problème. »
C. Racine, Télé-Québec
« C’est sûr que l’objectif premier c’est vraiment de pouvoir faire entrer la littérature jeunesse québécoise dans les écoles en prêt numérique, ce qui n’existe pas en ce moment. »
J.-F. Cusson, Bibliopresto
Les observations
La présentation du Plan d’action numérique en éducation et en enseignement supérieur (juin 2018), la publication du Cadre de référence de la compétence numérique (mai 2019), la multiplication de programmes destinés aux jeunes publics favorisant la médiation culturelle par le numérique, de même que la mobilisation d’entreprises œuvrant dans le domaine du numérique et sensibles aux questions d’éducation, témoignent d’une volonté de proposer des contenus adaptés à répondre aux besoins de formation au et avec le numérique des élèves. Néanmoins, en dépit de la reconnaissance dont bénéficie désormais la littérature jeunesse à l’école et de la qualité de nombreuses œuvres numériques destinées aux jeunes lecteur·rice·s, ces dernières demeurent peu utilisées.

La problématique de l’accès aux publics est particulièrement prégnante dans le cadre scolaire. Le secteur éducatif est pourtant identifié, par les producteur·rice·s interrogé·e·s, comme le maillon fort de la distribution de contenus pour la jeunesse et la voie royale de commercialisation.
Cette difficulté s’explique, selon elles et eux, par l’absence ou la faible formation des enseignant·e·s, mais aussi par la pluralité d’équipements dont ils·elles disposent, rendant plus difficile la conception d’outils adéquats et pertinents au regard des réalités des établissements scolaires.
D’autres entretiens menés au début de la recherche ont fait ressortir deux types d’obstacles majeurs auxquels sont confrontés les enseignant·e·s : la question des droits d’auteur des œuvres numériques ou des œuvres papier numérisées et la difficulté à envisager les usages didactiques de ces œuvres.
Observation 1. Un besoin de ressources pour la diffusion et l’encadrement des pratiques scolaires
Plusieurs articles au cours des dernières années ont mis au jour ce qui s’apparenterait à du « piratage » (Gervais, 2014) de la part des enseignant·e·s, qui tendraient tant à se procurer des livres numériques de manière illégale qu’à diffuser des œuvres papier sur des supports numériques sans en avoir les droits. Ce phénomène aurait pris une ampleur sans précédent depuis l’implantation des tableaux numériques interactifs (TNI) dans les écoles, au début de la décennie 2010.


Cette situation tient essentiellement à l’absence d’entente juridique encadrant l’acquisition et la diffusion des œuvres numériques dans les écoles. En effet, il n’existe pas, pour le milieu scolaire, d’équivalent à l’entente négociée par le ministère de la Culture et des Communications avec les éditeur·rice·s et permettant aux bibliothèques municipales de détenir une licence d’utilisation.
Un projet de plateforme numérique, destinée aussi bien aux élèves qu’aux bibliothèques scolaires, est en cours de développement, grâce à un financement du MEES. La plateforme numérique conçue et mise en œuvre par Bibliopresto sera disponible dès la rentrée 2020.
Le Plan d’action numérique en éducation et en enseignement supérieur, adopté en juin 2018, contient quelques mesures visant à favoriser l’intégration du livre numérique dans les écoles. Ces mesures ont été reçues de manière favorable par la Corporation des bibliothécaires professionnels du Québec (CBPQ).
Quelques ressources destinées aux enseignant·e·s dans le but de les informer sur plusieurs aspects du droit d’auteur sont également disponibles. Sur son site, le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur publie un guide contenant une section sur les œuvres numériques et le TNI.
Copibec, pour sa part, met en ligne un guide pour les enseignant·e·s du primaire et du secondaire. Sur le site de Copibec, les personnes enseignantes peuvent consulter un arbre décisionnel, représenté sur une page en plein écran, qui leur indique comment procéder pour utiliser du contenu d’Internet en classe (voir figure ci-dessous).

Observation 2. Des freins à l’accès aux œuvres numériques à l’école
Appelé·e·s à expliquer ce qui, selon elles·eux, freine la diffusion de leurs œuvres dans les écoles, les producteur·rice·s interrogé·e·s dans le cadre de la recherche invoquent notamment la formation insuffisante, voire inexistante, des personnes enseignantes, de même que la pluralité d’équipements technologiques dont ces dernières disposent :
« Les profs ne sont pas formés, les gens qui vont à l’école publique n’ont pas nécessairement les moyens de se procurer un ordinateur ou une tablette numérique, [ce qui] fait que dans le fond, c’est un secteur qui va prendre du temps à émerger étant donné les circonstances sociales qui l’entourent ».
Pour certains producteur·rice·s, « Les retours [positifs ou négatifs], je pense qu’ils sont fortement liés aux contextes technologiques ».
Pourtant, les éditeur·rice·s ou les producteur·rice·s d’œuvres numériques qui souhaitent développer des projets pour les jeunes publics ont généralement à cœur des préoccupations éducatives. Ainsi, pour Jonathan Bélisle, le créateur de Wuxia le renard, comme pour Télé-Québec, le travail avec et pour les publics scolaires était essentiel.
Selon son créateur, Wuxia a été conçu dans le but d’offrir une expérience idéale en classe :
« Dans une salle de classe, le livre devient une technologie de mise en relation, stimulant le dialogue réflexif et canalisant l’attention. Une expérience de lecture qui génère une expérience collective et immersive. Une expérience de lecture qui n’est pas perçue comme un exercice de lecture mais plutôt comme un film dont vous êtes le narrateur (très engageant et stimulant). Une expérience qui donne le goût de la lecture aux enfants ».

L’écart entre l’horizon temporel dans lequel s’inscrivent les institutions publiques et celui qui régit la production d’une entreprise privée de création numérique est également perçu comme un obstacle à la réalisation de projets innovants :
« Si on parle purement des projets de start-up […], tous ceux qui ont essayé de travailler avec [les institutions publiques en éducation], ça n’a pas très bien fini, parce qu’il y a vraiment une différence de rythme entre des questions naturelles [du secteur de l’éducation] qui peuvent s’étirer sur trois mois, six mois, neuf mois, et une start-up qui peut mourir dans le mois qui arrive ».
Observation 3. Peu de données sur les pratiques enseignantes au Québec
Il existe peu de travaux consacrés spécifiquement aux pratiques d’enseignement de la littérature numérique jeunesse au Québec. Cela tient sans doute en partie au fait que les usages pédagogiques et didactiques des outils numériques, comme les tablettes, sont encore peu connus et documentés. L’éparpillement des pratiques, qui sont encore fortement conditionnées par l’équipement technologique des établissements, sont souvent à l’initiative (et, bien entendu, aux capacités) personnelle des enseignant·e·s. Les expériences de réception sont plus rares, mais témoignent tout de même d’une mise à l’épreuve de divers genres e-littéraires, qui vont des créations poétiques, aux romans augmentés, aux fanfictions ou plus récemment à la BD numérique.
En maternelle et à l’école primaire, les études sont plus rares et tendent – à nouveau – à interroger soit les apports pour la compréhension, soit l’intérêt du dispositif pour la motivation à lire.
Ainsi, nous savons encore peu des dynamiques de réception et de construction du sens au sein de la communauté de la classe, ou de l’influence des pratiques culturelles et médiatiques personnelles des élèves sur la compréhension, l’interprétation et la perception de l’expérience de lecture.

Afin de mieux comprendre les raisons de la difficulté de rejoindre le public scolaire, nous avons souhaité analyser les pratiques déclarées des enseignant·e·s par rapport aux œuvres numériques en nous concentrant, dans un premier temps, sur leurs connaissances en matière de droits d’auteur.
Pour ce faire, une enquête a été menée auprès d’enseignant·e·s québécois·e·s du primaire et du secondaire.
Seulement 19 répondant·e·s sur 43 déclarent avoir participé à une formation ou à une séance d’information portant spécifiquement sur le droit d’auteur en milieu scolaire.

70 % déclarent ne jamais ou rarement se renseigner quand ils·elles ont des questionnements en lien avec l’utilisation d’une œuvre littéraire en format papier ou numérique. S’ils·elles ont des questionnements liés à une œuvre qu’ils·elles souhaitent exploiter en classe, soit ils·elles l’utilisent et cherchent à obtenir une réponse plus tard, soit ils·elles ne l’exploitent pas.
Très peu déclarent l’utiliser quand même sans se questionner (14 %) ou ne pas porter attention à ce genre de questions (5 %). Par ailleurs, peu d’enseignant·e·s (16 %) déclarent échanger avec leurs collègues des extraits ou des œuvres complètes numériques (par exemple avec une clé USB ou par courriel). 86 % déclarent savoir que cette pratique n’est pas permise, ce qui est exact.
Seulement 1 personne enseignante déclare emprunter des œuvres littéraires en format papier et parfois les numériser afin d’en conserver une copie. En revanche, 33 % en photocopient des extraits pour ensuite les distribuer en classe et 75 % déclarent numériser des œuvres littéraires afin de les projeter sur un tableau blanc interactif.

De ce nombre, 48,8 % déclarent conserver une copie numérisée pour l’utiliser l’année suivante, 25,6 % disent ne pas conserver les copies numérisées une fois l’activité terminée et 25,6 % affirment conserver une copie numérisée pour une utilisation ultérieure, tout en vérifiant régulièrement que l’œuvre est maintenant disponible en version numérique afin de s’en procurer une copie.
Observations 4. Résultats d’une enquête québécoise auprès des enseignant·e·s
L’enquête menée auprès de 43 enseignant·e·s québécois du primaire et du secondaire offre un éclairage quant à leurs connaissances en lien avec les œuvres numériques destinées à la jeunesse et aux usages qu’ils·elles déclarent en faire en classe. Nous ne présentons que quelques faits saillants de l’enquête.
Le milieu scolaire est identifié par les producteur·rice·s comme étant la clé de réussite pour la commercialisation des œuvres numériques. Il semble en effet que les enseignant·e·s consacrent en effet une somme considérable à l’achat de livres pour leur classe.
Les participant·e·s de notre échantillon dépensent en moyenne 403 $ par année pour l’achat d’œuvres littéraires, versions papier et numérique confondues. Les écarts entre les enseignant·e·s sont cependant très grands : certain·e·s dépensent 50 $, 75 $, d’autres peuvent dépenser 1300 $.
La somme consacrée à l’achat de livres pour la classe provient majoritairement du budget personnel de l’enseignant·e (93 % des répondant·e·s), ensuite du budget alloué par l’école (77 % de nos répondant·e·s) et, dans une moindre mesure, de dons ou d’activités de financement (49 % des répondant·e·s).


Un peu moins de la moitié des enseignant·e·s (42 %) déclarent lire des œuvres numériques dans leur vie personnelle. Quant à l’utilisation des œuvres numériques en classe, seulement 42 % déclarent en faire usage.
Plus de 65 % disent néanmoins qu’ils·elles trouvent pertinent ou très pertinent de faire lire des œuvres numériques en classe pour « varier les médium », pour « l’intérêt des élèves », parce que c’est « une nouvelle approche de la littérature jeunesse ».
Certain·e·s remarquent toutefois qu’ils·elles manquent d’outils pour utiliser les œuvres numériques (par exemple, ils·elles n’ont pas de liseuse) ou que cela ne fait pas partie de leur culture.
Invité·e·s à expliquer davantage pourquoi ils·elles n’en utilisent pas en classe, les enseignant·e·s donnent des réponses variées, allant de leur propre (in)compétence (« je ne suis pas habile », « je ne connais pas vraiment ça ») à leur goût (« je préfère les formats papier ») ou encore au niveau des élèves (« étant au préscolaire, les petits font beaucoup plus d’activités concrètes », « j’ai des élèves dyslexiques »).

Un·e enseignant·e soulève le choix limité des œuvres numériques :
« Les œuvres numériques que j’utilise en classe sont celles disponibles au prêt numérique de BAnQ et le choix est plutôt limité ».
Enfin, le tableau blanc interactif s’avère un outil très répandu parmi nos répondant·e·s : 95 % d’entre elles·eux y ont accès dans leur classe. Malgré ce fort pourcentage d’équipement, 74 % des répondant·e·s numérisent très rarement une œuvre numérique afin de la projeter. En effet, 9 % des enseignant·e·s de notre échantillon le font environ une fois par mois, 14 % déclarent le faire une fois par semaine et 2 % plusieurs fois par semaine.

Lorsqu’ils·elles utilisent des œuvres numériques, ils·elles choisissent des textes numérisés (par exemple en format PDF). Les œuvres enrichies ou augmentées de même que les œuvres hypertextuelles ne sont que rarement utilisées et, encore, par un faible pourcentage des répondant·e·s.
Les 5 conseils clés
Conseil #1
Interroger l’accès des enseignant·e·s aux supports numériques et les former aux usages possibles, tout en faisant des liens des œuvres nativement numériques : le tableau interactif domine dans les écoles, mais les autres supports semblent moins présents (les tablettes et liseuses, notamment).
Conseil #2
Favoriser la diffusion de la production disponible auprès des enseignant·e·s : des acteurs chargés de la diffusion et de promotion de la littérature jeunesse pourraient contribuer à la présentation des œuvres numériques enrichies ou augmentées (on pense à la Sélection annuelle de livres de Communication-Jeunesse ou au site Constellations, par exemple).
Conseil #3
Accompagner les enseignant·e·s dans la découverte des œuvres numériques afin qu’ils·elles connaissent les corpus contemporains et sachent l’utiliser pour développer les compétences en lecture et en écriture numérique des élèves.
Illustrer les usages didactiques possibles, en fonction des supports et des contextes d’exploitation.
Conseil #4
Associer les producteur·rice·s d’œuvres numériques à la formation des enseignant·e·s : en effet, ce sont elles·eux qui connaissent les spécificités de leurs œuvres et les possibilités d’exploitation en lien avec un support donné.
Conseil #5
Présenter les dernières recommandations des ministères de l’éducation et de la culture (ex. : Cadre de référence de la compétence numérique, 2019) afin de situer le rôle du livre numérique dans le développement des apprentissages littéraciques des élèves.
Comment citer cette page :
Lacelle, N., Lieutier, P. et Acerra, E. (2021, 13 avril). Scolaire. Lab-yrinthe. https://lab-yrinthe.ca/edition/lecteurs