
Financement
par Prune Lieutier
Le financement public ou privé-public est encore aujourd’hui un enjeu majeur pour le milieu de l’édition numérique jeunesse, qui cherche à se développer à travers des explorations et des expérimentations parfois peu rentables ou touchant un public réduit. Le volume financier impliqué par des productions numériques exige des plans de financements solides pour ne pas mettre en danger la viabilité et la stabilité des entreprises qui s’y lancent. Conscientes des enjeux financiers pour la viabilité de leur projet, les maisons d’édition jeunesse doivent notamment se confronter avec deux défis principaux : une inadéquation des fonds actuellement disponibles avec leurs réalités et la difficulté d’identifier les sources de financements publics disponibles. Cependant, il est intéressant de souligner que l’année 2020 a vu arriver plusieurs nouveaux programmes de financements publics plus adaptés qui pourraient, sur le long terme, changer la donne.
Mots-clés : Production ; Soutien financier ; Financements publics
Liens intermodules : Module métiers ; Module marché


Table des matières
- Les citations-clés
Des citations pertinentes issues des entretiens de recherche.
- Les observations
Les observations principales issues de la recherche, à la fois théoriques et du terrain.
- Les 5 conseils clés
Des conseils issus des observations de terrain pour soutenir les stratégies et la gestion des éditeur·rice·s.
Les citations-clés
« Le financement, c’est un vrai frein. Surtout que, on va dire, que c’est compliqué dans les industries culturelles et créatives et dans l’édition, notamment, parce que, souvent, les financements, ils seront liés à de la techno. Et l’innovation éditoriale, finalement, n’est pas réellement reconnue comme une innovation, parce que c’est normal qu’un livre, qu’une série de livres, raconte quelque chose de nouveau. »
N. Rodelet, Labo de l’édition
« Les programmes [de financement] de développement de plateformes autour de l’éducation ne sont pas clairs. Si je disais au [programme de financement] que [mon projet] avait une vocation éducationnelle, je perdais mon financement; il a fallu que je dise que ça allait faire du retail, des revenus, etc. Je n’arrivais pas à m’arrimer au monde éducationnel, y’a pas d’argent. Je ne pourrai pas survivre avec ça, mais je voulais rester pur dans l’intention. J’ai donc dû trouver une façon de durer. »
J. Bélisle, Hello Architekt
« Pour nous qui sommes une structure en édition très fragile, développer une structure en production est un risque énorme. Cela peut fragiliser l’autre donc on doit le faire avec attention. Il y a des moyens de développer des partenariats pour arriver à simplifier le tout mais cela reste une prise de risque. »
F. Gauthier, La Pastèque
« Souvent, les aides sont fléchées par secteur et aujourd’hui, il n’y a plus de secteurs, ça veut dire que le numérique a fait tomber toutes les barrières entre les différents secteurs, et quand on va voir le [programme de financement en cinéma] parce que dans le livre il va y avoir de la vidéo, ils disent « Non, c’est du livre, ce n’est pas du cinéma ». Quand on va voir le [programme de financement du livre] en disant « Je veux faire un livre enrichi » … « Non, ce n’est pas un livre, c’est du multimédia » … Il y a une espèce de, finalement, renvoi de la patate chaude d’une aide à l’autre, parce que, finalement, ça n’a pas été conçu pour ces nouveaux supports. »
N. Rodelet, Labo de l’édition
« [Il faudrait] des programmes en développement de plateforme autour de l’éducation, les programmes ne sont pas clairs. »
J. Bélisle, Hello Architekt
Les observations
Le coût financier impliqué par des productions d’œuvres narratives jeunesse exige des plans de financements solides pour ne pas mettre en danger la viabilité et la stabilité des entreprises qui s’y lancent. Chaque production numérique implique un risque financier que le secteur indépendant n’est pas toujours en mesure de prendre.
Cette prise de risque est de surcroît freinée par le sentiment d’une promesse d’accès à un marché global qui s’avère finalement déçue par les réalités de marché (Tréhondart, 2016), par la difficulté d’accéder à des données claires sur les potentiels de revenus (FMC, 2017) et par le peu de financements disponibles en conception, production, ainsi qu’en recherche et développement.
Observation 1. Un défi lié à l’inadéquation des financements disponibles au regard des réalités des productions

Au Québec, peu de dispositifs publics permettent de financer une production numérique dans le domaine de l’édition jeunesse et les dispositifs existants fonctionnent peu avec les réalités de ces productions.
Cependant, l’année 2020 a vu apparaître plusieurs programmes spécifiques étant plus en adéquation avec la réalité et les besoins de ces productions.
Parmi les programmes majeurs que l’on peut envisager, nous comptons :
Le Fonds des médias du Canada
(volet « expérimental » pour les productions natives, ou volet « convergent » pour des productions qui seraient liées à des productions audiovisuelles de type « traditionnel »)
Ce fonds est réservé aux studios de production et permet de financer des productions multimédia interactives. Les montants disponibles peuvent être très élevés et correspondent bien aux réalités et aux coûts de production. Cependant, l’une des particularités de ce fonds est de s’intéresser aux potentiels de revenus que peut offrir le projet. En effet, le Fonds des médias du Canada exige un remboursement de sa mise de fonds à même les revenus générés par le projet et ce, jusqu’à remboursement total ou, dans le cas de non-remboursement, jusqu’à 7 ans après la mise en marché du projet.
Ainsi, le demandeur doit faire la démonstration non seulement de la viabilité financière de son projet mais aussi de son potentiel commercial. Dans un domaine expérimental tel celui de la production d’œuvres numériques littéraires et artistiques à destination de la jeunesse, une telle exigence est souvent difficile à remplir. La nature même de nombreux projets de ce type étant l’exploration et l’expérimentation, le potentiel commercial est généralement faible.

Pour les éditeurs qui souhaiteraient faire appel au Fonds des médias du Canada, cela a souvent pour conséquence une adaptation de leurs intentions créatives et modèles de distribution pour s’assurer de la complétion des exigences du fonds.
Les conseils des arts
(Conseil des arts et des lettres du Québec, Conseil des arts du Canada)
Les conseils des arts disposent depuis quelques années de fonds spécifiquement dédiés à la création numérique et au développement de compétences en littératie numérique. Les fonds en création, ouverts aux artistes comme aux organismes, permettent le développement d’œuvres et l’expérimentation, mais ne sont pas ouverts aux maisons d’édition (qui dépendent, elles, de la SODEC), alors même qu’elles seraient parfaitement à même de relever le défi de la création d’œuvres numériques innovantes ou expérimentales. Par ailleurs, les fonds en littératie numérique financent, eux, des projets collectifs de développement de compétences ou de structures de support des écosystèmes artistiques, et non des œuvres.
La SODEC
La SODEC est traditionnellement l’avenue classique de financement des maisons d’édition au Québec. Depuis deux ans, elle propose aux éditeur·rice·s comme aux autres organismes qu’elle finance l’accès à un programme, à ce stade pilote, permettant le soutien à des propositions innovantes.

Pour le moment, à notre connaissance, deux projets éditoriaux jeunesse ont été soutenus dans ce cadre : les balados La pastèque audio des éditions de La Pastèque et la plateforme de création interactive d’histoires de la maison d’édition Fonfon.
Patrimoine Canada
Le Fonds du livre est, là aussi, un financeur naturel pour les maisons d’édition et propose des programmes spécifiques en innovation, notamment en accessibilité du livre, qui peuvent permettre le développement de productions spécifiques. Cependant, en accessibilité, les fonds sont généralement peu élevés et ne permettent pas la prise en charge de productions de grande échelle (50 000$ et plus).
Par ailleurs, des dispositifs annexes peuvent financer des parties de production : MITACS, Emploi-Québec, Stratégie jeunesse Canada (salaires), PARI (R & D), Ministère de l’Économie (exportation), ou autres. Il existe également des crédits d’impôts multimédia dont les concepteur·rice·s peuvent bénéficier. Enfin, plusieurs incubateurs existent sur le territoire (nous pensons notamment au Digihub de Shawinigan, ou encore à l’incubateur montréalais La piscine, qui dispose, entre autres, d’un partenariat avec le Labo de l’édition parisien).

Très récemment, le ministère de la Culture et des Communications a ouvert le programme Ambition numérique, qui a pour but de financer des projets aux dépenses conséquentes, visant à soutenir le développement de solutions collectives.
Trois projets en lien avec l’édition ont été financé dans le cadre de ce programme pilote (dont il restera à voir s’il sera renouvelé) : un projet de découvrabilité des auteur·rice·s par l’organisme Rhizome, un projet de création de plateforme de livres audio par le studio Bulldog et enfin un projet de création balado en lien avec des albums jeunesse par l’organisme La puce à l’oreille.
Ainsi, dans les programmes ayant dépassé leur phase pilote :
- Seul le Fonds des médias du Canada offre des montants permettant de développer des œuvres et correspondant aux réalités de production (jusqu’à 1M$), mais exige un retour sur investissement.
- Les financeurs culturels ne soutiennent que peu de productions individuelles, avec des maximums de 50 000 $ à 75 000 $ de financement environ.
- Les projets collectifs sont financés à plus grande échelle, avec des sommes allant jusqu’à 350 000$, mais impliquent une gestion plus importante et ne permettent pas de développer des œuvres.
- Il n’existe pas de financement dédié au soutien spécifique de productions éditoriales numériques pour le milieu scolaire.
En comparaison, le Centre National du Livre en France propose quatre mesures d’aides dédiées :
- des subventions pour la numérisation rétrospective et la diffusion numérique ;
- des subventions pour la publication et la diffusion numériques d’un catalogue de nouveauté ;
- des aides aux éditeur·rice·s indépendant·e·s souhaitant s’engager dans le numérique ;
- des appels à projets pour aider les services numériques.
Ces aides s’ajoutent aux volets numériques des aides générales destinées aux éditeur·rice·s, aux revues, aux auteur·rice·s et aux traducteur·rice·s.
De plus, tel que mentionné, le PILEN belge soutient également financièrement des projets en édition numérique.
Observation 2. Un défi lié à l’identification des sources de financement disponibles
L’une des principales difficultés rencontrées par les éditeur·e·s jeunesse québécois·es souhaitant développer des œuvres numériques aujourd’hui est l’identification des sources de financements publics disponibles. En effet, l’information est disséminée à travers les portails des ministères et des organismes publics qui en offrent et il est souvent compliqué, pour un·e éditeur·rice peu au courant des possibles, de s’y repérer.

En Europe, plusieurs infolettres généralistes permettent de se tenir au courant des avenues de financements et des appels à projet : lettresnumeriques.be ou le PILEN en Belgique, l’infolettre du Labo de l’édition ou encore le Mammouth numérique et la Lettre des nouvelles narrations de Benjamin Hoguet en France.
Au Québec, il n’existe pas à notre connaissance d’infolettre de ce type. Il serait important de développer un outil permettant de compléter cette lacune. La veille opérée par Labyrinthe pourra partiellement remplir ce besoin.
Les 5 conseils clés
Conseil #1
S’assurer d’une veille efficace et constante sur les nouveaux programmes de financements, les appels à projets ou les modifications de conditions des programmes existants. Il pourrait être pertinent de s’abonner aux infolettres des différents ministères, ainsi que de suivre les infolettres de veille du regroupement XN Québec, du Fonds des médias du Canada, du Labo de l’édition et autres.
Conseil #2
Privilégier, lorsque possible, des projets collectifs soutenant plusieurs partenaires issus du domaine. De nombreux financements publics cherchent en effet aujourd’hui à financer des projets ayant vocation à servir des consortiums d’acteurs et à développer des formes d’intelligence collective.
Conseil #3
Envisager des montages financiers associant des partenaires issus de différents écosystèmes, notamment via des collaborations avec les milieux de recherche ou des maillages avec des acteurs du milieu public.
Conseil #4
Explorer, lorsque pertinent, des avenues de co-production internationale, notamment en francophonie, pour le développement de projets qui pourraient avoir vocation à être déployés sur plusieurs territoires.
Conseil #5
Envisager, lorsque possible, des projets dont le financement public peut être « découpé » selon les phases (conception, prototypage, production, mise en marché).
Comment citer cette page :
Lieutier, P. (2021, 9 juin). Financement. Lab-yrinthe. https://lab-yrinthe.ca/edition/financement